Joséphine Baker est à l’honneur aujourd’hui pour Le Supplément Enragé pour inaugurer une nouvelle rubrique « Leur combat, nos droits », afin de rendre hommage aux personnalités qui se sont battues pour l’acquisition de nos droits et libertés. Par Tom Chartier.
La guerrière sans peur derrière la première icône noire
On ne présente plus cette figure emblématique du Paris Art-Déco des années 20, cette danseuse, sauvagement curieuse et révolutionnaire pour cette époque, qui a marquée l’Europe et le monde, par son rayonnement, autant artistique que politique. Joséphine Baker, née Freda J. McDonald, va, tour à tour, être chanteuse, danseuse, résistante, militante des droits civiques et mère de 12 enfants. Une vie palpitante et chatoyante, aux notes dures de lutte contre toute forme de ségrégation et un combat d’une vie entière pour, enfin, se faire entendre.

Une enfance, un départ et une carrière qui laissent des traces
Joséphine naît en 1906, à St-Louis dans le Missouri, au sein d’un pays qui se sort difficilement des conséquences de la guerre civile. L’État du Missouri était, lors de la Guerre de sécession, un des États Confédérés qui prônait la conservation des formes d’esclavages traditionnelles, que connaissaient jusqu’alors les États-Unis. Même si Joséphine ne connaîtra pas l’esclavage, sa jeune vie est marquée par l’omniprésence du racisme et de la ségrégation, de la domination des grands propriétaires blancs, ainsi qu’une condescendance insultante envers tous les Afro-Américains. Elle commence donc par travailler comme femme de ménage, très jeune, dans une de ces grandes maisons coloniales possédées par de riches notables blancs. Elle parlera plus tard de la misère de ces premières années de servitude : « J’avais lavé des assiettes dans de l’eau trop chaude, ce qui les avaient brisées. La maîtresse m’a plongé les mains dans l’eau bouillante, et j’ai hurlé. Et j’ai prié Dieu de me laisser mourir, car j’étais bien trop misérable ».

De cette période, elle gardera une rage silencieuse, et cette volonté de, par dessus tout, se sortir de sa condition.
Elle sera repérée par une productrice parisienne, lors de ses débuts à Broadway, qui lancera sa célèbre carrière en France en 1925 et enflammera son désir de jouer de son érotisme et de sa féminité pour devenir une icône incontournable. Elle confiera au Guardian, en 1974, qu’un tel succès à Paris a été en partie possible du fait qu’elle faisait partie des rares personnes de couleurs à avoir pu malgré tout se démarquer, après la répression bien plus forte aux États-Unis, chance qu’elle a partagé avec la célèbre Bricktop (jazzwomen et tenancière à Paris). Elle incarnera parfaitement le renouveau des influences lié au développement de l’art déco, à travers ses danses frénétiques, ses costumes de scènes faits de bananes, jusqu’à l’adoption d’un léopard de compagnie (on peut tout se permettre quand on est l’artiste la mieux payée d’Europe). Certains diront qu’elle portait sa célèbre jupe en bananes pour arborer une sorte de trophée de forme phallique pour contrer les codes racistes attendus par des spectateurs qui la préféreraient à l’exposition coloniale parmi les peuples conquis.
Elle retournera aux États-Unis en 1936, pour une participation à un Music-hall, et sera pour la première fois véritablement affligée par la ségrégation. Elle sera frappée à son arrivée par « l’énorme foule de personnes noires qui s’était rassemblée sur le quai », se demandant s’ils sont là pour elle, pour acclamer son retour après avoir triomphé en Europe ! « Non, il ne s’agit là que de chauffeurs, de servants et autres dockers qui n’attendent que leurs employeurs blancs ». « J’aurais voulu me rire au nez ». Ce séjour lui brisera le cœur, après des unes racistes et des refus de séjour, pour elle et son maris, dans plusieurs hôtels, ce qui la poussera à adopter définitivement la nationalité française.
La résistante Joséphine derrière la danseuse Baker, une vie de combats contre les discriminations

Son irrésistible envie de protéger la liberté et l’égalité l’ont poussé en 1939 à intégrer le « Deuxième Bureau des services de renseignent de la France Libre » et s’engager alors au sein de la résistance. Elle utilisera sa notoriété pour voyager partout en Europe et transmettre des messages dissimulés dans ses partitions. Elle va berner autant des officiels Allemands, que des bureaucrates Italiens, jusqu’à certains hauts placés Japonais, avant de se retrancher dans son château de Dordogne (en zone libre) afin de protéger et de fournir des visas à des soldats des forces de la résistance française. Elle fera aussi plusieurs représentations pour les armées britanniques et américaines, et organisera quasiment seule celles à destination des troupes françaises, qui ne disposaient alors pas des structures. Elle sera à plusieurs reprises décorée pour ses actes de résistances, et gardera de cette période la certitude que la lutte contre toute forme de racisme est primordiale.
Elle continuera ses activités dans les cabarets de Paris, encouragée par ses actes de guerre, avant de partir dans une tournée à guichets fermés en Amérique. Elle sera, là encore, concernée par la puissance de la ségrégation mais trouvera aussi une force nouvelle, des suites de son combat contre les Nazis en Europe. Ainsi, pour la première fois sur la sol américain, des noirs seront autorisés à entrer dans les prestigieux hôtels et casinos où Joséphine Baker se produit, comme stipulé sur son contrat à sa demande, notamment à Miami et à Las Vegas. Toutefois, un club de New York, le Stork Club, refusa cet état de fait et va monter l’histoire en scandale. Elle sera alors insultée dans les journaux et les critiques se retourneront contre elle, allant jusqu’à l’accuser de sympathie communiste (à ne pas prendre à la légère au cours de la Guerre Froide).

En parallèle de ces prises de positions, elle s’engagera auprès du NAACP de Martin.L King Jr, pour lutter en faveur de l’égalité des droits civiques aux États Unis. Elle sera présentée au Prix Nobel de la Paix, aux côtés du Dr Ralph Bunchee, pour sa lutte contre l’accusation de Willie McGee, condamné à mort pour le prétendu viol d’une femme blanche. Elle formera des rassemblements et écrira même au gouverneur du Mississipi en faveur de sa libération. Cependant sa réputation a fait d’elle une idole controversée, car elle sera accusée, par certains Afro-Américains de nuire à la cause noire par son passé de célébrité caricaturale en Europe et son silence de l’époque sur les méfaits du racisme, pourtant bien visibles. Cela ne l’empêchera pas pour autant de défiler en 1963, au cours de la Marche sur Washington. Elle sera par ailleurs la seule femme à énoncer un discours officiel, place qu’elle laissera en partie à d’autres femmes tel que R. Parks ou D. Bates. Finis les paillettes et autres accessoires de scène, elle prononcera son discours de façon formelle, dans son uniforme de la résistance, devenue une véritable figure héroïque, tout droit sortie de la guerre. Toutefois, J. Baker n’appellera jamais à la violence, et rappellera, de plus, dans ce discours une « histoire que [chacun] à entendus un milliers de fois », celle de l’importance de l’éducation. « Vous devez aller dans les écoles, vous devez apprendre à vous protéger. Et vous devez apprendre cette protection de votre stylo et non de l’arme à feu. Alors vous pouvez leur répondre, et je peux vous le dire, mais, mes amis,[…]l’écrit est bien plus puissant que l’épée ».
Une famille à son image, et une image flamboyante jusqu’après sa mort
Cet engagement contre l’inégalité et le racisme va être tellement important pour Baker qu’elle passera toute sa vie à finaliser son rêve le plus utopique : celui de créer une tribu « Arc en Ciel ». Ainsi, elle va 12 enfants, 2 filles (Française et Marocaine) et 10 garçons (Coréen, Japonais, Colombien, Finnois, Français, Israélien, Algérien, Ivoirien, Vénézuélien), afin de prouver que tout le monde peut vivre en paix. Elle fera en sorte de les élever, avec leurs confessions religieuses différentes pour assurer l’impact que cette famille composite pouvait avoir. Elle justifiera ce choix dans un discours donné pour la LICA en 1953 à la Mutualité : « Je crois que chacun porte ses religions et ses croyances dans son cœur et que la religion est une expression de notre âme. Du reste aimer sincèrement est déjà une religion ». Elle sera reconnue pour son combat jusqu’à recevoir la proposition de devenir la figure du mouvement des droits civiques par la veuve du révérend King, qu’elle refusera pour assurer sa présence en temps que mère. Elle meurt en 1975 à Monaco, laissant derrière elle l’image d’une artiste inoubliable et d’une militante acharnée.
Cependant, sa postérité s’étant au-delà de ces seules thématiques. Sa figure sera notamment reprise par les mouvements LGBTQI+ pour ses nombreuses aventures extra-maritales avec des femmes, et ce, malgré ses quelques dérives homophobes. Elle sera aussi un modèle de mode pour beaucoup d’artistes, comme Beyoncé, pour son émancipation et ses prises de risques, jusqu’à être révérée par Vogue dans son numéro consacré au 110e anniversaire de sa naissance. En 2003, A. Jolie citera Baker comme « un modèle à travers la famille multiraciale et multinationale qu’elle avait créée, à travers l’adoption ».
Joséphine Baker, non contente d’avoir été une des stars européennes les plus connues et adulées, aura su jouer de sa notoriété pour faire bien plus. Elle restera parmi nous, comme une figure de résistance et de soulèvement pacifiste contre les inégalités et la haine. Puisse-t-elle nous enseigner encore de ces choses qui nous semblent parfois bien compliquées, 40 ans après la fin de ses combats.