Parce que la démocratie c’est surtout le débat, nous proposons un nouveau format non récurrent : le droit de réponse. Aujourd’hui, Tom Chartier répond à l’article écrit par Stanislas Montamat, qui posait un regard critique sur les nouvelles méthodes violentes en manifestation.
Entre colère et impuissance: une France empêtrée dans une crise politique
par Tom Chartier
Cette tribune constitue un droit de réponse à l’article de M. Montamat ; qui traitait des émeutes perpétrées lors de manifestations. La vision défendue, bien qu’argumentée, se limite à une analyse datée des mouvements contestataires. L’analyse selon laquelle les émeutes modernes seraient « absurdes et dénuées de sens » paraît bien en décalage avec les mouvements de fond qui s’opèrent. Il est possible d’apporter une vision différente, plus moderne et consistante sociologiquement.
Les origines profondes de la manifestation
Il est nécessaire de préciser que la naissance de l’espace publique en France, comme espace d’expression ouvert à tous, est une histoire chaotique. Elle se caractérise par le fruit de l’union d’une révolution humaniste contre le pouvoir absolu de droit divin et d’une connaissance croissante de la bourgeoisie, lui permettant une expression dite rationnelle, fondée sur la raison. Cette opposition va alors faire se développer une ligne de fracture claire, qui peut encore être perçue de nos jours, entre l’élite bourgeoise savante pouvant se permettre par des revenus conséquents d’entrer en politique, et le peuple, trop absorbé par son travail, qui ne peut se représenter seul.
Les premières manifestations voient le jour comme manière d’exprimer le désaccord de la base électorale vis à vis de l’inégalité engendrée par cette fracture, et le défaut de représentation démocratique qu’elle va entraîner. Il s’agit alors, au milieu du 19e siècle, d’un fait complètement nouveau, où le peuple s’insurge contre le gouvernement sans volonté révolutionnaire tendant à un changement de régime. Il s’agit donc d’un acquis démocratique, vu comme fondamental aujourd’hui, mais qui, à son commencement, servait à l’expression directe d’un peuple encore trop peu représenté, et décrit souvent comme ignorant (notamment par des penseurs comme G. Le Bon)
Plus tard, Max Weber (sociologue allemand, 1864 – 1920) dira que l’avènement des partis politique et de la compétition électorale va permettre de pacifier l’espace public, tout en recentrant ce défaut de représentation dans un cadre officiel.
Des explications de la montée en virulence contemporaine
Le défaut de représentation décrit se fait sentir comme quasi-permanent depuis les années 2000. Cette évolution est clairement visible par de multiples exemples, notamment par la hausse de l’abstention (de 16 % en 2007 à 25 % en 2017 pour les élections présidentielles). De façon plus contemporaine, on peut voir dans les analyses de Pierre Bourdieu, grand sociologue français (1930 – 2002) une forme d’explication du défaut de représentation actuel. Selon lui, la complexification du métier politique participe au cours du 20e siècle à éloigner le peuple des lieux de décision et de pouvoir, tout en permettant la constitution d’une véritable « caste » politique. Cette « noblesse d’État », pour tendre vers une forme d’expertise, va toujours poursuivre les mêmes cursus scolaire (ENA, Polytech, etc.) et professionnels (avocats, attachés, chefs d’entreprise, etc.), ont fréquentés les mêmes milieux favorisés et donc auront une socialisation similaire. Ainsi, il existerait une alternance sans alternative : entre 1969 et 1974, sur les 69 ministres de ses gouvernements successifs, 23% sortent de l’ENA.
On peut ajouter la quantité de crises, autant politiques et économiques qu’environnementales. Cette succession de crises d’importance ont permis la mise en exergue de la limite temporelle inhérente à un mandat gouvernemental, où il lui est à la fois nécessaire d’assurer la sympathie de la population dans la prévision d’une réélection, et de faire face à une incertitude : que les gouvernements suivants conserveront des lois ne visant à produire des effets que sur une décennie.
Un autre mouvement que ces crises sans solutions a pu entraîner est celui du développement de l’analyse globale de la population. En 1990, l’auteur théoricien des relations internationales James Rosenau prédit que l’accessibilité de plus en plus grande à un savoir de plus en plus conséquent va donner des générations d’individus capable d’analyser, de comprendre et d’agir en fonction d’événements les entourant, à une échelles nationale ou globale. Il désigne cette génération par le terme « Skilfull individuals », ou « individus aux multiples compétences ».
Cette analyse peut pousser à mieux comprendre les nouvelles organisations contestataires, comme les Gilets Jaunes, ou encore les Blacks Blocks. On peut aussi lier le développement des nouvelles formes de communications (comme les réseaux sociaux) allant dans le sens de cette analyse. On peut voir dans la dénonciation de plus en plus fréquente des actes de violence policière sur Internet une forme de preuve à l’appui des dires de J. Rosenau. Toutefois les médias « traditionnels » ont aussi leur rôle à jouer dans ce défaut démocratique. Dans leur volonté de faire passer le sensationnel avant l’information, on voit que les manifestants sont de plus en plus perçus comme des fauteurs de troubles, voire de véritables groupes à volonté destructrice. Il n’est pas tendancieux de dire que cela participe aussi à ce manque de prise en compte et de représentation qui pousse de plus en plus de monde dans les rues, toutes classes sociales confondues.
On peut ici citer d’abord les manifestations des Gilets Jaunes, étonnamment hétéroclites (regroupant tous les travailleurs précarisés qu’importe leur appartenance politique), régulières (tous les samedis), et extraordinairement persistante, tout en proposant un renouveau de la démocratie (revendication du RIC) s’inscrivant aussi dans cette nouveauté car ne se focalisant plus uniquement sur des revendications matérielles. Les Blacks Blocks, souvent ciblés par ces médias comme des groupes affinitaires et violents, sont en réalité une technique de manifestation issue des milieux punks Danois. Cette technique nouvelle (illustrée pour la première fois en 2008 à l’occasion du G20) porte en elle la volonté de protection de la manifestation par tous les moyens, comme une réponse à cette déconnexion de la sphère politique de la base populaire. De plus, ce mouvement prenant de plus en plus d’ampleur est composé en majorité de diplômés du supérieur portant des revendications anarchistes construites et des projets politiques forts. On peut souligner les liens avec la technique de la ZAD (illustrée à Notre-Dame-des-Landes) appliquant de la même manière des méthodes anarchistes pour repenser notre façon de faire de la politique.
Des conséquences à cette évolution moderne
Il est visible ici que l’évolution de la manifestation et de ses techniques sont le reflet d’une évolution similaire de la classe politique dirigeante dans le sens de son éloignement vis à vis d’une partie sa base électorale. Ceci peut agir comme un indicateur de niveau de représentativité de notre système politique.

Au-delà du simple défaut de représentation, l’évolution du degré de violence et d’anonymat des manifestants peut être perçu comme le mouvement contraire à celui du pouvoir exécutif. Il faut alors, avant de parler du pouvoir, de bien comprendre que la démocratie n’est pas – ou plus – un horizon indépassable. L’auteur F. Zakaria va même jusqu’à dire que celle-ci peut régresser. Il va notamment appuyer ses théories sur des exemples en provenance d’Europe de l’Est, comme la Pologne ou la Hongrie, qui ont connu une transformation de leur démocratie en régime autoritaire en moins de 20 ans. Ce mouvement anti-démocratique va être entraîné par une personnalisation du pouvoir, où le président détient une grande majorité des pouvoirs de décision, et les incarne plus dans sa personne que dans ses fonctions. Cette tendance, commune à de plus en plus de démocraties occidentales, se veut un des principaux piliers de ce que Yascha Mounk (politologue et transitologiste) appelle la « démocratie illibérale ». Véritable figure en opposition à ce que peut être la démocratie occidentale, il va la décrire comme une dérive de la démocratie, donnant le pouvoir par délégation des élus à des comités d’experts qui forment les décisions sur des schémas prévisionnels, et non sur des consultations locales.
Tous ces mouvements contradictoires de la démocratie, tout comme la hausse des violences durant les manifestations, sont des indicateurs pouvant nous alarmer sur l’état de notre système politique. Si de plus en plus de tentatives de sauver les meubles sont mises en place partout en France et en Europe, les problèmes auxquels nous faisons face sont extrêmement complexes et interdépendants. On ne peut donc pas affirmer, en tout état de cause, que la foule, comme la bête informe décrite au début du 20e siècle par LeBon, est inconsciente, dénuée de principes, d’organisation ou de volonté contestataire. Si l’émeute n’est pas perpétuellement vouée à la révolution, et qu’elle est bien, le plus souvent, vouée à un échec certain, elle traduit cependant un mouvement de colère sourde de la population vis à vis de ses représentants, et plus largement de toutes les instances représentatives. De fait, pour des classes sociales populaires, sans accès à des instances directes de dialogue avec les institutions (sans oublier l’inégale distribution du sentiment de compétence à parler politique : Cf D. Gaxie et le « Cens Caché ») il ne reste que la rue, le pavé et le Molotov pour exprimer ce sentiment d’abandon, et la colère de ne pas être un citoyen comme les autres.
Ainsi, cette diminution de la capacité de décision de la population sur l’action de l’État va être proportionnelle à la violence contestataire. De plus, il est, à mon avis, dangereux de faire des raccourcis contextuels, notamment entre un proto-sociologue du 20e siècle et un contexte contemporain totalement hors des champs d’études habituels de la science politique. Ainsi, les émeutes et autres formes d’expression de la colère ne seraient plus infondées et ignorantes, mais belles et bien motivées et désespérées d’impuissance.
Sources
- Photo de couverture: pancarte faite par l’association BBB, publié dans le Journal Toulousain
- Max Weber : « Le Savant et le Politique »
- Pierre Bourdieu : « La Noblesse d’État »
- James Rosenau : « Troubles In World Politics »
- Yascha Mounk : « People Vs Democracy »
- Fareed Zakaria : « L’avenir de la liberté: la démocratie illibérale aux États-Unis et dans le monde »