Une nouvelle interview, poignante, et exclusive pour Le Supplément Enragé de Sergio Andrés Rodríguez Ruedas, professeur en Colombie, sur la crise que traverse le pays, et sa répression meurtrière.
« On les voit démembré, dans des sacs en plastique »: la réalité derrière la répression gouvernementale
par Live A. Jéjé
La Colombie, dans une indifférence médiatique et politique générale en France, à l’exception, il faut rendre à César ce qui est à César, même quand l’intéressé est critiquable sur bien des aspects de son comportement, de Jean-Luc Mélenchon, candidat à la prochaine présidentielle, est en train de vivre une crise sociétale majeure. Il faut dire que les Colombiens, en élisant le président Duque, étaient déjà las d’une situation économique critique, mêlant chômage, pauvreté et inégalités entre la majeure partie peuple et ses couches les plus favorisées. Des disparités importantes que la crise sanitaire liée à l’épidémie de la COVID-19 n’a fait qu’entériner un peu plus.
Les réformes de trop ?
L’annonce par le gouvernement colombien d’une série de réformes, les deux plus importantes concernant une hausse drastique de la fiscalité des classes moyennes et inférieures, et d’un renouvellement du système de protection sociale basé sur celui des Etats-Unis, qui depuis des décennies assure ou non, en fonction de l’épaisseur du portefeuille du patient, une prise en charge médicale et des soins aux qualités disparates, ont constitué les deux gouttes d’eau faisant déborder le vase de la colère des Colombiens. Depuis un mois, une part conséquente de la population manifeste pour obtenir, à défaut de vivre dans l’opulence, le droit de survivre économiquement parlant. Et depuis un mois, les forces de l’ordre, sous la tutelle légitime du gouvernement, se chargent d’exécuter une politique de répression des plus sévères qui n’a pas tardé à tourner macabre.
Le Supplément Enragé a recueilli le témoignage de Sergio Andrés Rodríguez Ruedas, enseignant colombien, ayant vécu et étudié en France, sur la réalité de ce qui est à l’œuvre dans son pays.
L’interview de Sergio Andrés Rodríguez Ruedas
LAJ : Pouvez-vous, pour nos lecteurs, vous présenter en quelques mots, s’il vous plaît ?
Je m’appelle Andres Rodriguez, ancien étudiant en linguistique et en littérature à la Sorbonne, et maintenant professeur dans un collège et un centre technologique dans une ville frontalière de Colombie.
LAJ : Votre activité professionnelle vous donne l’occasion de côtoyer un terreau de jeunes, et parmi eux, on imagine, nombre de manifestants colombiens actuels ?
Je travaille avec des étudiants de tous âges et provenant de milieux socioéconomiques différents. Merci pour l’opportunité que vous me donnez de m’exprimer pour vos lecteurs.
LAJ : Comment pourriez-vous résumer les événements qui ont lieu depuis plusieurs semaines en Colombie ?
La Colombie vit des semaines de tensions entre son gouvernement et les forces de l’ordre d’un côté et les citoyens de l’autre. Le mécontentement est apparu suite à la proposition du pouvoir en place de faire un paquet de réformes [NDLR: la principale concerne les impôts, et d’autres, annoncées pour des dates ultérieures la santé et la retraite] et a très rapidement gagné beaucoup d’ampleur. Ces réformes affectent gravement le niveau de vie des habitants, déjà très faible, et encore plus depuis l’arrivée de la crise sanitaire due au Coronavirus dont le pays est encore très loin d’être sorti.
LAJ : En quoi consistaient ces réformes, et particulièrement celle de la fiscalité, considérée en France comme initiatrice du mouvement de contestation qui s’est développé ?
Je vous l’explique dans les grandes lignes. La première était celle des impôts. Elle cherchait de base à collecter 23,4 milliards de pesos, c’est-à-dire 2% du PIB (NDLR : « Produit National Brut », premier indicateur économique mondial), à partir de la fiscalité. Cela a radicalement mis les Colombiens en colère, surtout parce que des produits basiques comme le poulet ou les œufs viendraient à augmenter de 19%. Même les services de l’eau, de l’électricité, du gaz, et les services funéraires auraient drastiquement augmenté. En Colombie, on a fini par dire que « même un mort va devoir payer des impôts ».
L’indignation, la colère et le mécontentement ont éclaté car au lieu d’aider la population à sortir de la crise, le gouvernement n’a pas pris en compte la réalité économique et financière des Colombiens et s’est lancé dans cette série de réformes au mépris de leurs conditions de vie déjà très difficiles pour une grande majorité d’entre eux.
LAJ : La colère qui semble avoir saisi les Colombiens à l’annonce de cette réforme fiscale n’a pas tardé à tourner à la révolte et à connaître un écho international. En France, il fut débattu des conditions de vie déjà très rudes des Colombiens, qui en seraient gravement impactées.
Il faut aussi savoir que certains secteurs comme ceux du luxe, des zones commerciales, des hôtels, bénéficiaient d’exemptions d’imposition. Pour les riches et extra riches, il y avait, et il y a toujours des profits et des bénéfices alors que pour le colombien moyen, ou pire, pauvre, l’augmentation des impôts est très importante. Les riches toujours plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ? NON ! La société colombienne dans son immense majorité ne veut pas de cela, et le fait savoir par toutes ces manifestations et grèves auxquelles nous assistons, nous les colombiens, mais le monde entier aussi.
Ces annonces d’augmentations d’impôts interviennent dans un contexte de crise économique exacerbée par la crise sanitaire liée à la COVID-19 et des taux de pauvreté et de chômage déjà très élevés.
Selon le directeur du DANE (en français, le Département Administratif National de statistiques), 1,6 millions de personnes ne mangent que deux fois par jour. Etant professeur au collège, je sais bien que certains de mes élèves ne prennent pas de petit-déjeuner avant de commencer les cours.
Les manifestations ont donc commencé et elles ont pris une telle ampleur que le président Duque a militarisé la Nation. Les Colombiens se demandent pourquoi ils reçoivent ce type de réponse. Pourquoi ne prend-il pas le pouls du pays et instaure un dialogue ? Pourquoi choisit-il la violence envers son peuple ?

Pendant ce temps, les manifestations continuent et elles gagnent de plus en plus d’importance. Malheureusement, la répression est tellement forte qu’elles ont fini par devenir meurtrières : un grand nombre d’étudiants ont été tués et d’autres ont perdu leurs yeux, la vue, à la suite de violentes attaques des forces de l’ordre. Les étudiants et les Colombiens en général ont lancé le hashtag « SOS nos están matando » (« Ils nous tuent »). Finalement, la réponse violente, disproportionnée et inacceptable du gouvernement n’a pas fonctionné et le président Duque a été politiquement contraint de retirer sa réforme des impôts [NDLR : le ministre des Finances Alberto Carrasquilla a de plus démissionné le jour du retrait de ce projet, et un nouveau texte de réforme fiscale sera bientôt présenté].
LAJ : Les troubles que connaît la Colombie en réponse à ce projet relatif à l’imposition du peuple ont été confortés par les deux autres réformes annoncées. Qu’en était-il de celle concernant la santé ?
Ce deuxième projet vise à réformer le système de santé. Sur le papier, elle semble pensée pour améliorer les conditions d’accès aux soins et la protection de la santé des Colombiens. Le problème est qu’il y a beaucoup d’ambiguïté : elle n’explique pas bien comment les investissements seront redistribués dans la société, et qui en profitera réellement. Un second aspect à noter sur cette réforme est que les hôpitaux universitaires seront habilités à délivrer le degré de spécialiste. Cette idée est fortement critiquée et contestée par le personnel de santé. Certains disent qu’il semble que le but non avoué de cette réforme est de remplacer ou de compléter le personnel qualifié par une main d’œuvre bon marché pour tenter de faire face aux demandes de soins.
La critique la plus diffuse contre cette réforme soupçonne le gouvernement de vouloir imposer aux Colombiens un système à l’américaine. C’est-à-dire que si cette réforme est acceptée, les Colombiens auront un régime ou un paquet de bénéfices individuels de santé, aussi nommé « Mi-plan ». Ceci pose problème car certains concitoyens commenceront à voir leur système de protection comme un forfait de téléphone, avec un prix à la carte selon leurs moyens financiers. Il y aura une couverture de base (la réforme n’explique pas laquelle mais on peut supposer qu’il s’agira d’un service très basique) et ensuite, si les gens veulent un service de meilleure qualité, ils devront payer un forfait plus élevé. On peut copier les systèmes de santé d’autres pays, bien sûr. Mais pourquoi ne pas copier le français ou le canadien, basés sur la solidarité du peuple face à la maladie, plutôt que l’américain, basé sur des ressources individuelles, système qui ne sera pas bon pour la Colombie. Il y aurait des tas d’autres aspects à aborder mais il me semble que je parle trop. Le personnel de santé est sorti dans les rues, à son tour. Ils manifestent pour que cette réforme ne soit pas adoptée.
LAJ : Depuis l’hexagone, malgré peu de réactions de personnalités politiques, nombre de français ont tenu à manifester pour signifier leur soutien aux Colombiens.
Nous vivons dans un monde connecté où ce qu’il se passe dans un pays ou une région peut affecter d’autres nations et peut être connu du monde entier en très peu de temps. Cela veut dire que nous ne pouvons pas rester les yeux fermés ou détourner le regard quand quelque chose de grave se passe dans un autre pays. Quand quelque chose se passe en France, ou ailleurs, le peuple colombien réagit, souffre et manifeste. Nous sommes très émus de voir les manifestations que vous faites pour nous assurer de votre solidarité. On a vu des manifestations à Bordeaux, Paris, Dijon. Les Gilets Jaunes nous soutiennent mais d’autres marques de soutien viennent aussi de New-York, Londres, Madrid et d’autres parties du monde. Les gens, partout, montrent leur colère et leur mécontentement parce qu’il y a une injustice flagrante. De manière générale, en France et dans le reste du monde, on est solidaire, on dit que ce qu’il se passe en Colombie n’arriverait pas à Paris, à New York, à Londres ou encore à Madrid.
LAJ : Beaucoup de Colombiens semblent avoir perdu l’espoir d’une vie meilleure avec le président Duque. Peut-on y voir dans leur colère la déception de trop ?
Après un nombre de morts très élevé, de nombreux blessés, des injustices flagrantes et deux semaines de manifestations, de grèves et de protestations, le président Duque a fini par ouvrir la voie au dialogue. Cependant, il n’a pour l’instant abouti à rien. Les négociations entre le gouvernement et les représentants des citoyens n’ont pas satisfait les attentes des Colombiens. Les manifestations continuent et les négociations vont reprendre.
Le gouvernement et les forces de l’ordre ont tué des étudiants, des travailleurs, des personnes qui avaient des parents, des enfants, des frères et sœurs, des amis. Et des rêves d’une meilleure vie, d’obtenir des diplômes de licence, de décrocher de meilleures opportunités. Les Colombiens voulaient la société que le président Duque leur avait promis avant d’accéder au pouvoir.
Certaines de ses propositions disaient souvent : « pour 4 años sin mermelada, por 4 de mas oportunidades, por 4 años de mas oportunidades » (« pour 4 ans sans corruption, pour 4 ans d’opportunité, pour 4 ans d’offres de travail« ). Hélas, les Colombiens sont fatigués de constater que la corruption est partout présente, que l’on vole l’argent destiné à la nourriture des écoliers, des enfants. La Colombie est las d’être un pays où le taux de chômage ne cesse d’augmenter, où entre 47 et 49 % de la population sera (ou est même déjà) pauvre. Ce n’est pas un pays progressiste ; celui que l’on a maintenant, c’est celui d’une régression que l’on observe partout !
LAJ : Plus de 3 semaines sont passées depuis l’annonce du retrait du projet de réforme fiscale pour qu’une autre, retoquée, soit proposée au cours des prochaines semaines. Pourtant, les manifestations, et la répression musclée de la part des forces de l’ordre ne cessent pas.
Pas mal de choses ont changé depuis le 28 avril, jour où la grève nationale a commencé. Cela fait presque 1 mois que la Colombie est en proie aux manifestations. La réponse du gouvernement continue d’être répressive, et de passer par la militarisation. Certaines réformes sont tombées et il y a une forme de soulagement partiel au sein de la population. Partiel seulement, dans le sens où la réforme annoncée n’est plus d’actualité, mais chacun sait que le gouvernement doit en faire pour obtenir de grosses quantités d’argent. Depuis quelques jours, le dialogue a redémarré au milieu des grèves et des rassemblements dans tout le pays. Malheureusement, on voit une dilatation de la situation. Les dialogues ne sont pas fructueux.
Comme la répression ne cesse pas et que nous, Colombiens, gardons à l’esprit de montrer les inégalités, le mécontentement et notre volonté d’être écoutés, les chocs entre manifestants et forces de l’ordre ont eu comme résultat un nombre significatif de morts, de blessés et de femmes violées. Sur les réseaux sociaux, on voit partout des photos, des vidéos, des lives qui mettent en évidence les atrocités commises contre la communauté civile et manifestante. Ces vidéos sont des témoignages et des preuves irréfutables de la dégradation de la situation en Colombie. La « defensoria del pueblo », une institution qui défend le peuple colombien, les droits humains, et des membres des missions médicales de la Croix Rouge, ont témoigné des atrocités que le peuple vit au jour le jour et de ce qu’eux-mêmes souffrent lors des attaques de police. Mais leurs voix ne semblent pas résonner aux oreilles du président Duque.
Normalement, aux premiers rangs des manifestants, l’on voit des hommes et de jeunes hommes. Dans plusieurs lieux, ce sont toutefois des mères qui ont désormais pris la décision d’occuper ces premières lignes pour protéger encore une fois « les enfants » de la Colombie. On comprend bien qu’elles n’arrêtent pas de protéger : aujourd’hui, la Colombie pleure la mort de ses enfants, de les voir violentés, blessés. Nous, la Colombie, pleurons quand les jeunes disparaissent entre les mains des forces de l’ordre. Ils disparaissent, pris et jetés dans des voitures de police et on ne les revoit plus. De même, on ne voit plus non plus certains des manifestants. Nous pleurons encore plus fort quand ils réapparaissent…tués. On les voit démembré dans des sacs en plastique…on assiste même au « spectacle » des vautours les déchiqueter dans les rivières colombiennes. Cela fait penser à la peinture de Fernando Botero « Rio Cauca », où des vautours se repaissent d’un corps qui flotte dans la rivière Cauca. On a vu, pire encore, en face d’une école (l’école Kennedy), la tête décapitée d’un manifestant disparu. Cette scène nous fait penser à l’époque des guillotines…
La police colombienne est guidée par deux mots : « Dieu » et « Patrie ». Cependant, l’on finit par conclure qu’un grand nombre d’entre eux n’ont ni Dieu, ni patrie…Quand on parle de la patrie, on ne parle pas seulement de la terre, on parle avant tout de ceux qui ont grandi avec nous sur cette terre, on parle de nos mères, nos amis, nos sœurs, nos voisins. On parle de jeunes, de vieux, d’adultes…On ne devrait pas les violenter.
Je ne voudrais pas que mes propos soient perçus comme un témoignage à charge contre le gouvernement mais comme un témoignage de ce qui se joue réellement sur le terrain. Et je pars du principe de base que le gouvernement a le devoir d’écouter le peuple qui l’a choisi et mis au pouvoir.
LAJ : Les exemples terribles et profondément bouleversants de ce à quoi vous, et les Colombiens en général, assistez, sur ordre d’un pouvoir qui vous doit sa légitimité, semblent pouvoir être applicable, comparable à ceux de beaucoup de sociétés qui se soulèvent, de colère, face aux injustices, à la précarité et à l’autoritarisme de certains régimes politiques.
Le monde entier est en colère car nous devons tous comprendre que les gouvernements doivent aider les populations en agissant efficacement, en étant compétents, en donnant et en créant des opportunités. Nous ne vivons pas dans l’utopie, mais nous choisissons ceux qui nous gouvernent pour qu’ils écoutent le peuple, pour qu’ils le comprennent et surtout, pour qu’ils agissent en faveur d’une amélioration des conditions de vie. Et je pense qu’un peu partout sur Terre, nous sommes en colère parce que nulle part, on ne doit et on ne veut accepter les injustices contre les citoyens .
Nous voulons tous vivre dans un monde où l’on ne tue pas un étudiant de licence de 37 ans. Il n’avait pas eu l’opportunité ni les moyens de commencer à étudier plus jeune, mais il n’avait jamais perdu de vue son rêve et avait commencé ses études à un âge plus avancé. C’est triste que sa lumière, son désir, son rêve et sa vie aient été éteints parce qu’il est sorti manifester avec sa ferveur et son espoir en l’avenir.
Sources
- Photo de couverture: Diabla Sandi, Twitter (2 mai 2021)