Union Européenne – Gazprom: géopolitique du gazoduc au pays des tsars à l’épreuve de la sécurité énergétique européenne
Le Supplément Enragé accueille aujourd’hui un nouveau journaliste, Théo Thuillier, qui pour sa première Enquête, s’est intéressé aux liens entre l’UE et la Russie dans le domaine de l’énergie.
par Théo Thuillier
Dans une Europe de plus en plus divisée politiquement, la question énergétique ne fait pas exception. En assumant une volonté de diversification de ses approvisionnements énergétiques — et notamment gaziers — l’Union européenne divise les siens au profit d’une montée en puissance dans la région de Vladimir Poutine, qui a fait de ses gazoducs de véritables armes géopolitiques.
La situation actuelle
Si l’Union européenne met l’idée de « sécurité énergétique » au cœur de sa politique extérieure, il n’en reste pas moins que l’énergie — et notamment le gaz — rend l’Union Européenne extrêmement dépendante de ses voisins, à commencer par la Russie qui constitue aujourd’hui son premier fournisseur de gaz naturel et second fournisseur de pétrole. En effet, le rapport « Stratégie globale de l’Union » de 2016 ainsi que l’indice Normandie désignent cette « insécurité énergétique » comme l’une des principales vulnérabilités de l’Europe. L’histoire va en ce sens puisque la crise pétrolière de 1973 ou, plus récemment, l’interruption de l’approvisionnement des gazoducs transitant par l’Ukraine par la société Gazprom ont considérablement déstabilisé les vingt-sept.
La lutte contre cette dépendance paraîtrait un élément moteur de la politique extérieure de l’Europe si certains pays n’y trouvaient pas un intérêt conséquent. Un récent rapport du Parlement Européen datant de mars 2020 évoque cette nécessité de « sécurité énergétique » : l’Union européenne voit dans le gaz russe une merveilleuse alternative à un approvisionnement venant du Moyen-Orient qui serait plus coûteux, rendant ainsi l’industrie continentale moins compétitive. Quant à la question énergétique en général, elle s’avère centrale afin que l’UE puisse prôner, et prétendre à une certaine indépendance, mais les logiques économiques prennent rapidement le dessus. Sur cette question, l’Europe des 27 se retrouve fractionnée : la Pologne et certains pays baltes poursuivent leur volonté affichée de diversification tandis que d’autres pays comme l’Allemagne ou la Grèce veulent, eux, être sur le passage des gazoducs russes. On peut donc y voir ce que Marc-Antoine Eyl-Mazzega appelle « le début d’une dépolitisation de la question du gaz russe » au sein de l’Union européenne.
Quels intérêts russes ?

Malgré cela, la dépendance énergétique de l’Union européenne a bien été comprise par la Russie de Vladimir Poutine qui base désormais une grande partie de sa politique étrangère sur des alliances autour des différents projets de gazoduc de la société Gazprom — détenu à plus de 50 % par l’État.
Les gazoducs comme Yamal-Europe (2006), Nord Stream 1 (2012) ou encore Turkish Stream (en cours) permettent à Poutine de concrétiser des alliances avec des pays européens. C’est notamment le cas de la Grèce — dépendante à environ 80 % du gaz russe — qui s’en est récemment rapprochée en devenant un acteur essentiel de Turkish Stream ou encore de la Hongrie de Viktor Orbán — dépendante à environ 70 % — qui est impliqué à la fois dans South Stream, mais également dans Turkish Stream.
Or, ces arrangements avec la Russie posent de sérieux problèmes à l’UE qui défend, elle, une politique de diversification, faisant ainsi accroître les tensions en son sein entre des pays de plus en plus subordonné au gaz russe et d’autres qui tentent de contenir l’arrivée de Gazprom en Europe.
Bien que l’UE soit soumise aux ressources conséquentes du gaz russe de manière plus ou moins volontaire, il ne faut pas omettre d’évoquer, puisque l’Europe reste le principal partenaire commercial de la Russie, qu’il existe en vérité une interdépendance.
Pourquoi la « sécurité énergétique » est-elle importante pour l’UE ?

Néanmoins, cette relation grandissante de nombreux pays de l’Union européenne avec l’ex-géant communiste porte une sérieuse atteinte à cette volonté affichée de diversification énergétique. Pour cette dernière, elle permettrait d’assurer une sécurité énergétique de l’Union dans l’objectif de ne jamais se retrouver sous le joug d’autres puissances. De plus, empêcher cette vassalisation énergétique vis-à-vis de la Russie a un double intérêt pour l’Union européenne. Le premier est évidemment d’empêcher toute montée de l’influence russe dans la région, une influence matérialisée par la construction toujours plus nombreuse de gazoducs. Le second intérêt est évidemment de protéger ces « états tampon » que sont les jeunes états indépendants comme la Biélorussie ou l’Ukraine. Ces derniers se trouvant dans une sorte de « zone d’influence russe », ils peuvent rapidement se retrouver de façon complète assujettis au pays qui pourrait abuser de cette position de supériorité, comme en 2012 lorsque la Commission européenne avait révélé des preuves attestant que « Gazprom avait abusé de sa position dominante sur les marchés gaziers d’Europe ».
Pourquoi le gaz russe pose problème ?
Le premier « problème » du gaz russe pour l’Union européenne est évidemment son influence grandissante en Europe, et ses conséquences précédemment évoquées. C’est cette volonté, plus ou moins assumée, de la Russie d’utiliser ses ressources gazières comme arme politique et géopolitique qui pose problème à l’UE.
Mais l’exemple le plus concret de cela est évidemment le rapport que la Russie entretient avec l’Ukraine. Véritable bataille territoriale (annexion de la Crimée, guerre dans le Donbass, ralliement des minorités russes à Vladimir Poutine), le « dossier Ukrainien » est un écueil pour l’UE, car il est une parfaite démonstration de ce que la Russie peut faire grâce à son gaz. La dépendance ukrainienne vis-à-vis de ce dernier a plongé le pays dans une grave crise politique et économique, qui est peut-être une des conséquences à long ou moyen-terme des événements actuels. Mais bien plus que cela, ce que nous montre cette crise, c’est surtout le pouvoir qu’à Vladimir Poutine lorsqu’il décide de cesser l’approvisionnement d’un pays. En construisant Turkish Stream, Vladimir Poutine entend faire de la Turquie un nouveau point de passage de ses gazoducs en direction de l’Europe, un passage évitant la problématique ukrainienne. On peut ici voir à quel point les ressources gazières de la Russie ne sont pas que de simples réserves énergétiques, mais aussi une arme de premier choix.
Quelles alternatives au gaz russe ?

Bien que la Russie se soit montrée être un allié fidèle et digne de confiance, du moins respectant ses engagements, l’Union européenne se doit de trouver des alternatives à des ressources gazières qui s’épuisent en Russie. Les trois principaux gisements situés en Sibérie occidentale, qui représentent 70 % à 80 % de la production totale, sont en voie d’épuisement. Ils approvisionnent la Russie depuis maintenant plus de trente ans et, depuis plus de vingt ans, plus aucun gisement n’a été mis en exploitation en Russie. La raison est tout simplement un besoin d’investissement beaucoup trop important pour la Russie.
En 2007, le Sénat français estimait dans un rapport d’information, que le secteur gazier russe nécessitait des investissements de l’ordre de 300 milliards de dollars d’ici 2020 alors que les investissements russes dans le domaine représentaient environ une dizaine de milliards d’euros. D’une manière plus globale, la Commission européenne estimait que les besoins d’investissements du secteur énergétique russe étaient de 735 milliards de dollars d’ici 2030.
L’Union européenne se doit donc de trouver des alternatives au gaz russe, notamment afin de garantir aux vingt-sept l’indépendance énergétique. Cela passe notamment par la diversification des énergies consommées. Dans un souci écologique, mais également pratique, l’Union européenne a tout intérêt à produire, mais également à utiliser plus d’énergies renouvelables. Ces dernières ne représentaient que 14 % de la consommation énergétique totale de l’UE en 2017 contre 23 % pour le gaz naturel.
Ainsi, dans l’attente d’une transition écologique péniblement mise en place, l’Union européenne à tout intérêt à diversifier ses approvisionnements gaziers. Pour assurer cette « sécurité énergétique » et ainsi mettre en pratique ses volontés de diversification, l’Union européenne se tourne de plus en plus vers d’autres pays comme l’Azerbaïdjan, l’Algérie ou encore le Qatar. Ces derniers posent néanmoins de sérieux problèmes en ce qui concerne le respect des droits de l’homme (Azerbaïdjan et Qatar) ou un investissement insuffisant dans le domaine énergétique et plus particulièrement gazier (Algérie).
Si Vladimir Poutine a tout intérêt à accentuer sa présence en Europe au travers de ses gazoducs, l’Europe, elle, est morcelée entre les avantages du gaz russe et son désir de diversification. À long terme, des pays d’Asie centrale aux fortes réserves de pétrole et de gaz comme le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan pourraient s’avérer être des solutions de taille face à la prééminence de la Russie dans le domaine, mais également des atouts majeurs pour assurer l’indépendance énergétique de l’Union européenne. Une perspective d’avenir qui pourrait encore une fois plaire à certains, mais pas à d’autres…
Sources
- Benjamin Daubeuf, « Un réseau de gazoducs au coeur de la géopolitique russe« , [en ligne], Courrier International (8 janvier 2020)
- Mathias Reymond, L’Atlas un monde à l’envers – 3: Les défis de l’énergie: « Europe et Russie: la bataille des gazoducs« , pages 114-115, Monde Diplomatique (2009)
- Céline Bayou, « Turkish Stream: la bataille ne fait que commencer« , [en ligne], Diploweb (9 juin 2015)
- Ernst Steffer, « Nord Stream 2: un enjeu géopolitique et énergétique majeur pour l’Allemagne et l’Europe« , [en ligne], Fondation Jean Jaurès (28 octobre 2020)
- « Union Européenne – Russie: quelles relations« , [en ligne], Sénat
- Martin Russell, « La sécurité énergétique dans la politique extérieure de l’Union européenne« , Parlement Européen (mars 2020)