« À force de tolérer l’intolérable, on arrive à l’intolérable »

« À force de tolérer l’intolérable, on arrive à l’intolérable »

Interview de Bernard Ravet et Hélène Bouniol, de la LICRA, un an après l’attentat orchestré contre Samuel Paty

Propos recueillis par Romain Labiaule

Il y a un an jour pour jour, Samuel Paty, professeur d’histoire géographie du Val d’Oise, était décapité par un terroriste islamiste. Alors que cet épisode marque l’histoire de par son symbole et sa violence, la société semble ne pas avoir changé grand chose. Bernard Ravet et Hélène Bouniol, respectivement président et vice-présidente de la commission nationale Education de la LICRA, la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme, livrent en exclusivité pour Le Supplément Enragé leur analyse de l’année passée.

BR : On voit bien que les termes ont manqué pour désigner ce qu’il s’est passé il y a un an à Conflans-Sainte-Honorine. On parle d’attentat, de meurtre, d’assassinat … Tout cela est juste, mais un terme me semble plus adéquat : l’exécution. On a exécuté Samuel Paty, professeur de l’école de la République, parce qu’il exerçait son métier et ce, dans le strict respect des programmes, de la loi et de son rôle. C’est une exécution sans procès, sans appel. Samuel Paty est le premier martyr de la République. D’autant qu’il fait partie des agents de l’Etat dont la mission ne prévoit en aucun cas une mise en danger. Pourtant, depuis plusieurs années, ont émergés des épisodes de violence qui ont marqués l’actualité. Cela était déjà inacceptable, mais un gap a été franchi. La République a été attaquée en son cœur.

Bernard Ravet a fait toute sa carrière au sein de l’éducation nationale et principalement dans les quartiers populaires, notamment dans les quartiers Nord de Marseille. Il est l’auteur de l’ouvrage Principal de collège ou Imam de la République, dans lequel il retrace ses années dans l’éducation nationale et où il témoigne d’un repli religieux important. Il est président de la commission nationale éducation.

Cela signifie-t-il que la laïcité est en danger ?

HB : L’exécution de Samuel Paty est le cataclysme qui révèle l’état de l’éducation en France et de la reconnaissance de la nation envers la laïcité. Cela nous replace dans une situation équivalente à celle juste entre Jules Ferry et la loi de 1905, quand des instituteurs républicains ont été agressés. On se retrouve dans une situation que la France a connue, combattue, et gagnée … Jusqu’à maintenant.

Comment en est-on arrivé là ?

BR : Au lendemain de l’exécution de Samuel Paty, j’ai signé une tribune dans laquelle j’ai choisi la formule suivante : « à force de tolérer l’intolérable, on arrive à l’intolérable » . L’exécution de Samuel Paty est le résultat de choix, d’une part, et d’un déni, d’autre part. Ce n’est pas un hasard mais une conséquence. J’ai fait toute ma carrière dans l’Education nationale, et la quasi intégralité dans les zones prioritaires, celles des quartiers populaires mais aussi de l’islamisme parfois. Quand j’exerçais j’ai vu des femmes professeurs se faire agresser à la sortie de l’établissement, en se faisant insulter de pute et de salope. Les mots sont durs à entendre, mais la situation l’est bien davantage.

Hélène Bouniol est docteure en chirurgie dentaire et en sciences. Elle a exercé jusqu’en 2006. Elle est également diplômée d’Histoire à La Catho de Paris. Hélène Bouniol est depuis longtemps engagée sur les questions d’éducation et de transmission à la jeunesse. Elle a rejoint la LICRA pour être au plus près de la défense des valeurs républicaines. Auparavant référente Education de l’Ile-de-France, elle est désormais vice-présidente de la commission nationale Education.

BR : Cette montée de l’islamisme s’incarne aussi dans la multiplication des faits de censure du côté des professeurs. Ils étaient nombreux à se censurer sur la Shoah ou le darwinisme par exemple, pour éviter des contestations en classe, voire des épisodes de violence verbale et physique. Ce développement de l’intégrisme religieux ne peut pas par ailleurs être décorrélé du phénomène de ghettoïsation des quartiers populaires. Les services centraux du ministère de l’Education nationale sont tombés de haut parce que certains signalements ont eu lieu dès l’école primaire. Les atteintes à la laïcité ont lieu extrêmement jeune. Quand un enfant de 5 ans refuse de donner la main à la maitresse pour des raisons religieuses, cela pose véritablement une question.

HB : La place de la condition sociale ne doit pas être négligée. Bien que la France reste l’un des pays où les institutions publiques, dont l’école, sont présentes matériellement, elle ne joue plus son rôle, pour des raisons complexes et variées. La juxtaposition des inégalités sociales, l’absence d’élévation sociale et d’intégration, notamment des parents, contribuent au développement du replis identitaire et religieux.

« La place de la condition sociale ne doit pas être négligée »

BR : Autre chose est à dire, presque à dénoncer : comment certaines personnalités politiques ont fait des arrangements pour leurs propres intérêts. On est dans un vrai problème de partenariat entre politique et communautés religieuses. Des politiques font avec pour être élus. Cette complicité est mortifère.

Qu’a révélé l’assassinat de Samuel Paty ?

BR : Des masques sont tombés, au niveau des problématiques liées à l’éducation de manière globale. Aujourd’hui, on a un vrai problème de discours des politiques autour de la laïcité. L’affaire Samuel Paty pose le problème de la posture par rapport à la laïcité. Le monde actuel est plutôt tourné vers le libéralisme individuel, la vision d’une laïcité à l’anglo-saxonne ne peut que séduire et interroger notre modèle. L’exécution de Samuel Paty a obligé un certain nombre de personnes à clarifier leurs discours.

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Et sur le monde enseignant ?

BR : Un sondage de la Fondation Jean Jaurès dévoile que 49% des enseignants se sont censurés au moins une fois dans leur carrière. Biologie, valeurs de la République, Shoah, laïcité … Ces thèmes deviennent très difficiles à traiter en classe. On fait des impasses sur les programmes dans un certain nombre de territoires, notamment dans les quartiers ghettoïsés. Par ailleurs, le dernier rapport présenté par Jean-Pierre Obin, membre du bureau exécutif de la LICRA, auteur de nombreux ouvrages sur la laïcité et les et ancien inspecteur général de l’éducation nationale, montre que beaucoup d’enseignants sont envoyés au front sans même un guide ou des méthodologies.

HB : La LICRA a établi un partenariat avec un collectif de professeurs créé au départ au niveau universitaire. Ce collectif s’est ensuite étendu au collège et au lycée. Il s’attendait à une adhésion de masse après l’assassinat de Samuel Paty. Ce ne fut pas le cas. La peur des enseignants de s’exposer sur les valeurs de la République et la laïcité est un paramètre central à prendre en compte.

Mais alors, qu’est-ce qu’on fait ?

BR et HB : Avant toute chose, il faut former les professeurs en charge de mettre en œuvre les programmes d’enseignement. Il faut aussi explorer l’enseignement du fait religieux, faire intervenir des religieux pour parler des valeurs de la République. Il faut aussi former les enseignants sur l’accueil des contestations en classe, surtout si elles sont violentes. Les professeurs ont été trop longtemps déniés et ont dû faire face avec beaucoup de solitude à des épisodes de très grande violence. De plus, il faut restaurer l’autorité du corps enseignant. Il a été trop souvent dénigré et laissé pour compte.

BR : Par ailleurs, il faut reconquérir le temps périscolaire. L’éducation, l’instruction et la construction citoyenne n’ont pas lieu uniquement sur les temps scolaire ou familial. Il faut impliquer les associations de sport, les associations culturelles, etc.

« Introduire en profondeur l’enseignement de l’esprit critique »

HB : Il faut introduire en profondeur l’enseignement de l’esprit critique. C’est en transmettant la prise de recul que les élèves seront naturellement préparés à traiter des informations propagandistes, qu’ils pourront rencontrer,notamment sur Internet et les réseaux sociaux.

BR : Il faut aussi impliquer les élèves, dès le plus jeune âge, sur des projets fédérateurs est aussi une piste. On peut imaginer par exemple de les faire travailler sur la « panthéonisation » de Joséphine Baker, autour de ses engagements, ses valeurs, le sens de sa venue en France, mais aussi sur le sens du Panthéon par exemple.

HB et BR : Une des dernières choses que l’on propose, c’est d’institutionnaliser la formation des parents. L’exécution de Samuel Paty a montré notamment que les parents ignoraient tout et se sont faits manipuler. Faisons en sorte que le ministère de l’Education Nationale ait aussi en charge la formation des parents. Des parents se font berner par les religieux de proximité. Faisons en sorte qu’à chaque rentrée scolaire, on leur donne le code de la route vers l’école.

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